JEU - Le jeu dans la société

JEU - Le jeu dans la société
JEU - Le jeu dans la société

À travers ses manifestations diverses, le jeu apparaît en définitive comme une manière de prendre quelque distance à l’égard des déterminations qui, dans la vie sociale courante, fixent l’individu à sa place et le situent dans le monde qui l’entoure. On retrouve ainsi l’un des sens apparemment secondaires du mot, puisque l’on dit d’une pièce qui n’est pas entièrement prise dans un mécanisme qu’elle a du jeu, c’est-à-dire une certaine aisance dans ses mouvements et une certaine indépendance par rapport à la machine dont elle fait partie. De la même façon, en jouant, l’homme se donne l’illusion d’une liberté dans son rôle social. On comprend, dès lors, que le jeu puisse, en même temps, aussi longtemps que ce rôle n’est pas lui-même bien défini, permettre une sorte d’apprentissage de la vie collective par une appropriation des rôles qu’elle peut proposer. Ainsi, l’activité ludique pourrait être un processus important dans la socialisation de l’individu, par le fait même qu’elle suppose une distance à l’égard des déterminations. C’est probablement la raison de la connivence évidente entre l’enfance et le jeu.

1. Jeu et socialisation

L’apprentissage social

On ne s’étonnera donc pas que des psychosociologues aient vu dans le jeu l’un des facteurs les plus importants pour la formation de la personnalité sociale. C’est ainsi que George Herbert Mead attribue la formation du soi , c’est-à-dire de la personnalité dans ce qu’elle a de conscient et de réfléchi, à un processus social d’interaction et d’intériorisation des rôles d’autrui. Or c’est le jeu qui, dans l’enfance, réalise cet apprentissage des rôles et par conséquent façonne progressivement la base sociale du soi. Mais l’analyse de cette fonction du jeu révèle qu’il présente successivement deux aspects. On aboutit ainsi à une autre typologie dualiste particulièrement adaptée au phénomène de la socialisation, et qui correspond d’ailleurs à une distinction établie dans certaines langues, en particulier dans le vocabulaire anglo-saxon. En effet, le mot français jeu peut être traduit soit par play, soit par game. Dans la première phase de son évolution psychosociologique, selon Mead, l’enfant pratique le jeu libre (play ) en imaginant un compagnon invisible, par exemple pour jouer au gendarme et au voleur, ou bien à la maman avec sa poupée. Il assume ainsi à son gré toutes sortes de rôles dont il reste le maître. Puis, entre six et huit ans, l’enfant passe à la pratique du jeu social et réglementé (game ). À partir de cet âge, en effet, il prend plaisir à une conduite régie par des règles et même il s’amuse à inventer des règles, ce qui revient à définir des rôles permettant de prévoir des réponses aux actions et aux attitudes des uns et des autres. Tandis que dans le jeu libre les rôles ne sont pas liés entre eux, au contraire dans le jeu réglementé (par exemple dans la partie de football) tous les rôles différents se trouvent intériorisés sous la forme d’un tout cohérent qui est une situation sociale. L’intériorisation de cet ensemble organisé de rôles correspond à ce qui, sur le plan objectif, est un groupe institutionnalisé. L’enfant, grâce au jeu réglementé, assume non plus seulement le rôle de tel ou tel partenaire, mais finalement celui d’un autrui généralisé, ce qui précisément permet à la personnalité consciente de s’élaborer à partir d’un substrat social. La distinction établie ici entre deux sortes de jeux correspond en grande partie à celle qui est établie par ailleurs entre les jeux dans lesquels le sujet se donne liberté de changer lui-même son rapport au monde et ceux qui reposent sur la création artificielle d’un monde régi par des règles qu’on lui assigne. Dans le premier cas, les rôles sont créés selon la fantaisie du sujet, et la mimicry ou à la rigueur l’ilinx sont pour ainsi dire l’archétype de ce premier stade du jeu (play ). Dans le second, les rôles sont institutionnalisés comme dans la société, mais selon un choix libre de règles, comme cela s’observe dans l’agôn ou même dans l’alea, qui sont des manifestations du jeu réglementé (game ).

Les sociétés globales

L’intégration de l’individu à la société ne se limite pas à l’enfance de celui-ci, et l’on peut présumer que chaque culture, suivant ses caractères généraux, favorise plus ou moins tel ou tel type de jeux. C’est ainsi que, selon Roger Caillois, on peut distinguer deux sortes de sociétés. D’une part, celles qu’il nomme les «sociétés à tohu-bohu», qui, dans leurs traditions, valorisent les mascarades et le vertige et tendent à favoriser les jeux libres, tandis que les sociétés à comptabilité s’accommodent mieux des jeux réglementés. Parmi les premières figurent principalement les tribus primitives, tandis que la Chine traditionnelle ou l’Antiquité romaine sont à ranger au nombre des secondes. Mais peut-être sera-t-il plus exact encore de faire coïncider cette distinction avec celle que Ruth Benedict établit entre les sociétés dionysiennes et les sociétés apolliniennes.

D’une manière plus générale encore, les cultures peuvent renforcer le penchant pour certains jeux, dans la mesure où les représentations collectives qu’elles suscitent peuvent encourager directement la recherche de l’incertitude ludique dans le but d’obtenir une sorte de réponse au problème que pose la vie en société. Ainsi Lucien Lévy-Bruhl a réuni de nombreux documents ethnographiques montrant que, chez les peuples dits primitifs, la passion du jeu atteint souvent un paroxysme parce qu’on cherche à savoir si l’on a la faveur des forces invisibles. Le joueur, dans ce contexte, s’entoure de toutes sortes de précautions magiques pour tenter sa chance, et cela non pas afin de gagner quelque chose, mais pour s’assurer que les puissances surnaturelles le soutiennent. Les jeux agonistiques et plus encore les jeux de hasard ont donc ici une fonction qui est directement en relation avec la conception du monde que forge la pensée mythique des sociétés archaïques.

2. Dialectique du jeu et de la culture

On pourrait alors se demander si le jeu n’est pas un sous-produit de la culture, ou bien si ce n’est pas plutôt le premier qui oriente la seconde. Ces deux thèses peuvent être soutenues avec des arguments également convaincants.

Le jeu, dégradation du social

Les enfants jouent souvent avec des objets qui ont eu jadis une utilité sociale et qui l’ont ensuite perdue. C’est le cas de l’arc, de la fronde. De même, le bilboquet et la toupie ont d’abord été des instruments de la magie. Le cerf-volant, comme l’a montré Marcel Mauss, a été un symbole cosmique avant d’être un simple jouet. La course à pied a, dans de nombreuses peuplades primitives, une fonction rituelle qui semble précéder sa vocation purement ludique. Les jeux de hasard, on l’a vu, pourraient bien avoir leur source dans les procédés de divination. Les jeux de vertige se présentent primitivement comme liés à des rituels de possession. Le masque n’apparaît comme ustensile de jeu qu’après avoir été longtemps utilisé dans les cérémonies tribales où sont incarnés les ancêtres. Aussi bien Y. Hirn et K. de Groos ont-ils pu soutenir qu’en général les jeux sont des dégradations d’anciens usages ou institutions qui ont eu leur utilité sociale et qui l’ont ensuite perdue. Les amusements enfantins qui miment l’activité des adultes en la dépouillant de son aspect fonctionnel seraient une illustration frappante de ce processus.

Mais on objecterait aisément contre cette thèse que ces jeux enfantins font intervenir des objets qui n’ont pas tous perdu leur emploi réel, puisque les jouets sont aussi bien des tanks et des avions que des arcs et des sarbacanes. Et, surtout, on s’aperçoit qu’à toutes les phases de l’évolution il y a eu des jeux. On n’a donc pas toujours attendu la dégradation des institutions pour inventer des jeux. Simplement, leur domaine s’est enrichi éventuellement de ce qui ne servait plus la société.

Le jeu, principe culturel

Huizinga a soutenu la théorie inverse selon laquelle ce serait l’activité ludique qui aurait été créatrice d’œuvres culturelles. On pourrait ainsi faire dériver de la tendance à la compétition non seulement le sport, mais aussi la concurrence commerciale, les examens et concours; des jeux de hasard le goût pour la spéculation boursière; de la mimicry tous les usages cérémoniels, et des jeux de vertige non seulement la recherche de la vitesse mais les actions populaires massives où, selon les modalités étudiées par Gustave Le Bon, la foule s’entraîne aux exaltations qui parfois modifient les structures sociales.

Il serait même facile de retrouver des éléments ludiques dans la plupart des grandes manifestations de la vie culturelle et institutionnelle. L’art, comme activité désintéressée, présente avec le jeu des affinités naturelles au point qu’il s’en distingue parfois assez difficilement, sinon par le fait qu’il est producteur d’une œuvre esthétique. Lorsque l’artiste se complaît dans une libre création de ses propres règles, on peut se demander s’il ne s’abandonne pas simplement à un jeu. Le théâtre peut être d’abord un produit de la tendance à imiter; la danse évolue entre la création et le simple plaisir du mouvement corporel; la littérature peut avoir sa source dans des joutes oratoires. La vie politique a bien souvent l’allure d’un jeu de compétition ou même de hasard dans le domaine des institutions nationales comme dans celui des relations internationales. Quant à la guerre, à certaines époques, et notamment dans les temps féodaux, elle s’apparente au tournoi, au jeu des armes, aussi longtemps que sa conduite est réservée à une caste dont c’est le passe-temps et l’honneur. Les formalités judiciaires, qui parfois sont des affrontements brillants entre avocats et accusateurs, ont également une allure ludique que renforce dans certains cas l’usage des toges et des perruques. Même les rituels religieux, particulièrement dans le contexte des fêtes, présentent un aspect du même genre et semblent mettre à nu cet élément originel, quand la désacralisation les fait apparaître comme de simples amusements folkloriques.

Le jeu, principe social

Prenant acte de la vraisemblance des deux interprétations opposées, Roger Caillois incline à penser que le jeu n’est par essence ni corruption ni source des usages sociaux, mais qu’il est un principe permanent de la vie sociale, de sorte qu’il peut aussi bien faire siennes et pour ainsi dire récupérer les traditions désuètes, qu’il peut alimenter ou colorer les usages institutionnels avec lesquels il se trouve en somme dans un rapport dialectique.

Mais comment pourrait-on, dans ces conditions, concilier avec l’entremêlement du culturel et du ludique le caractère séparé que se donne le jeu, qui ne peut être vécu comme tel que dans la mesure où il n’est pas engagé dans les fonctions ordinaires de la vie quotidienne?

3. Le jeu et l’engagement social

Jouer, ce serait, d’une certaine manière, refuser momentanément l’engagement social, et pour cette raison, le temps et l’espace du jeu seraient nettement délimités. Quand la partie devient sérieuse, on dit: «Je ne joue plus», et cela signifie qu’on réintègre la sphère de l’activité normale par un décret aussi libre que celui du début.

Cependant, la vie sociale serait-elle normale et même concevable s’il n’y avait pas un domaine réservé au jeu et si même la vie sociale n’y avait aucune participation? Il ne s’agit plus ici du processus de socialisation de l’individu, mais de la culture elle-même. Celle-ci pourrait, selon une perspective strictement fonctionnaliste, se définir par un ensemble de déterminations qui lient tous les individus à l’effort collectif de production conformément aux valeurs matérielles, morales et esthétiques reconnues. En réalité, s’il en était ainsi, aucun renouvellement ne serait possible et la culture ne serait qu’une longue répétition sans créations véritables.

Le jeu est une expérience simulée de l’indétermination, même lorsqu’il est réglementé, puisque ses règles se donnent comme purement arbitraires, et il est aussi une prise de conscience de la gratuité possible de tout engagement.

Huizinga s’est efforcé de montrer que le jeu ne saurait se définir comme l’antithèse du sérieux. Il est vrai pourtant que, bien souvent, il cesse d’être tel lorsque la gravité s’empare des joueurs. Cependant, dire d’un homme qu’il est un joueur invétéré ne revient pas à penser qu’il prend à la légère la partie de baccara où il risque sa fortune. Dira-t-on que l’esprit ludique s’arrête où la passion commence? Ce serait singulièrement rétrécir le domaine du jeu et contrevenir à l’usage courant du mot. En réalité, il faut simplement reconnaître que la liberté que semble conférer le jeu peut être illusoire. L’important est qu’elle se donne comme indépendante des déterminations ordinaires.

En définitive, le jeu est toujours à la fois social et séparé du social, parce qu’il exprime tout ce qui, dans l’existence humaine comme dans le devenir des sociétés, ne refuse pas une part d’arbitraire. Il englobe donc en particulier le risque, l’affrontement avec l’incertitude. Cela est évidemment clair pour l’agôn et l’alea. Le simulacre et le vertige sont également des procédés qui permettent à l’individu de prendre un risque plus nettement social encore: celui qui consiste à sortir du rôle qui lui est assigné. G. H. Mead a bien vu que la vie sociale ne peut être pleinement assumée que dans la mesure où l’individu accepte le rôle lié à son statut sans se confondre totalement avec lui. Là est sans doute la clé de cet apparent paradoxe qui lie et sépare à la fois le jeu et la culture.

C’est probablement pour cette raison que les civilisations, même les plus prométhéennes, ne peuvent refouler l’esprit ludique, bien qu’il paraisse s’opposer à leur dessein de rationalisation totale. Aussi bien le voit-on resurgir ailleurs quand on le dépossède de ses domaines de prédilection. La mécanisation restreint le champ de l’arbitraire, mais elle fournit des machines à s’étourdir, soit dans les risques de la vitesse, soit dans le tohu-bohu des fêtes foraines. Il n’est même pas sûr que les grands désordres et tumultes sociaux ne soient pas en partie des sortes d’exutoires à une tendance ludique trop réprimée par ailleurs.

Ainsi, la culture s’enrichit des tendances qui maintiennent une certaine distance entre la personne et ses déterminations sociales, ou qui encouragent à assumer le risque d’une vie collective jamais totalement dépourvue d’incertitude.

4. L’éthique sociale et l’exploitation commerciale des jeux

Le rapport entre la société et l’esprit ludique peut présenter des aspects beaucoup moins abstraits, surtout lorsqu’il s’agit des jeux qui entraînent des déplacements de richesses.

D’une part, en effet, il en peut résulter des changements de statut social et des bouleversements dans les hiérarchies et stratifications qui, n’étant pas liés au mérite mais à la chance, peuvent affaiblir le sens de l’effort et, d’une façon ou d’une autre, compromettre le bon fonctionnement de la compétition collective.

D’autre part, il est assez naturel que l’État soit lui-même tenté de tirer profit de ces conséquences économiques des jeux, soit pour ses propres finances, soit comme moyen d’offrir un espoir à ceux qui risqueraient de mal supporter leur condition sociale.

Les réglementations officielles

Pour ces raisons opposées, il est arrivé que les sociétés globales, lorsqu’elles étaient incarnées dans des États, ne soient pas restées indifférentes aux jeux de hasard, mais aient été sollicitées à la fois par la tentation d’éliminer une activité réputée antisociale ou immorale et par le désir de contrôler des pratiques trop portées à la clandestinité, et d’en tirer bénéfice matériel et moral.

Les sociétés archaïques, on l’a dit, ont en général maîtrisé ce problème par la sacralisation: les jeux de hasard y jouaient un rôle important, mais entretenaient en même temps les croyances magico-religieuses qui étaient l’élément fondamental du contrôle social.

Dans l’Antiquité classique, les jeux de dés, dont les Grecs attribuaient l’invention soit à un héros de la guerre de Troie, soit à un dieu, soit aux Lydiens, étaient en grande faveur depuis des temps très reculés, dans toutes les civilisations indo-européennes et probablement aussi au-delà. Plusieurs penseurs, tels Socrate et Théophraste, y voyaient déjà une source d’immoralité. En Judée, la loi hébraïque interdisait les jeux d’argent. À Rome, on s’avisa vite que la passion du jeu menaçait les vertus civiques traditionnelles et qu’il était dangereux de laisser les gens se ruiner ou s’habituer à gagner de l’argent sans travailler. Des lois somptuaires furent édictées pour freiner cette tendance. Sous l’Empire, la législation contre les excès du jeu fut à plusieurs reprises renforcée, notamment sous Septime Sévère et Justinien, mais sans grand succès, d’autant plus que certains empereurs, tels César et Claude, étaient eux-mêmes des joueurs invétérés. D’ailleurs, en même temps, les loteries, qui étaient très en vogue parmi les soldats ou dans diverses fêtes, entraient dans un processus officiel qui devait par la suite révéler sa vitalité. Auguste lui-même patronna une loterie publique pour des travaux d’urbanisme.

D’autre part, à côté des jeux d’argent, le spectacle des jeux du cirque faisait partie d’une politique démagogique consistant à offrir au peuple une distraction de bas niveau culturel, et, par là même, l’esprit ludique entrait dans la vie sociale officielle sous une forme qui, pas plus que la loterie, ne faisait prédominer les considérations morales et éthiques.

L’Église chrétienne fit le plus souvent peser la réprobation sur les jeux de hasard et de profit et plus généralement tous ceux qui étaient aptes à développer les passions et entretenir l’esprit de lucre. Aussi bien les souverains les plus pieux tinrent-ils à honneur d’édicter des réglementations contre ces pratiques réputées sataniques, rejoignant ainsi l’attitude officielle des autorités religieuses que confirma le deuxième concile du Latran du XIIe siècle. Successivement, Charlemagne excommunia les joueurs invétérés, Saint Louis fulmina contre les joueurs «infâmes», Charles le Bel interdit toutes sortes de jeux. Ces défenses furent renouvelées par leurs successeurs avec aussi peu de succès.

Plusieurs rois de France, notamment Henri IV et Louis XIV, et une grande partie de la noblesse de cour donnaient, en cette matière, le plus mauvais exemple. Les techniques du jeu s’étaient d’ailleurs perfectionnées: aux dés s’étaient ajoutés le trictrac puis, surtout, au XIVe siècle, les cartes, probablement inventées par les Arabes.

L’État partenaire

De plus, reprenant l’exemple donné par les Romains, les États et les souverains accordèrent leur patronage à des loteries. La mode fleurit d’abord en Italie, semble-t-il. Sous le nom de «blanques» ou «bianques», les loteries furent introduites en France et autorisées en 1539 par François Ier, moyennant une redevance au Trésor, puis interdites par ordonnance du Parlement de Paris, remises en honneur par Mazarin, de nouveau condamnées par le Parlement, et ensuite autorisées. En Angleterre, en Hollande, dans toute l’Europe, les loteries servirent à financer des travaux publics ou des œuvres diverses. La loterie d’État subsista en France jusqu’à la Révolution, fut supprimée ensuite comme un instrument du despotisme, puis rétablie par le Directoire. Après des fortunes diverses, le système de la loterie nationale fut organisé en 1933 sous la IIIe République. En 1963, chaque tirage hebdomadaire normal de cette loterie rapportait en moyenne 10 millions de francs aux Finances publiques. Le bénéfice versé au budget français par la loterie nationale en 1966 s’est élevé à 193 millions de francs (nouveaux). L’État ne se contente évidemment pas de ces gains; il prélève aussi des impôts importants sur les jeux d’argent qu’il autorise et qui sont organisés à titre privé. Suivant les nations, ces autorisations sont plus ou moins libérales. On connaît l’importance, dans le monde, de quelques hauts lieux des jeux de hasard, dont les plus prestigieux sont Monte-Carlo (produit brut, 39 millions de francs en 1964) et Las Vegas (revenu annuel de 200 millions de dollars). Les techniques employées sont extrêmement variées. Les plus répandues, outre les «machines à sous», peuvent être groupées sous deux rubriques: jeux de casino et courses de chevaux.

Sur le territoire américain, l’ouverture de casinos n’est autorisée que dans le Nevada, ainsi qu’à Porto Rico. Dans la principauté de Monaco, la Société des bains de mer obtint le monopole des jeux en 1863. En Allemagne, la roulette fut accueillie très libéralement et prospéra dans plusieurs centres. En France, après diverses péripéties, la loi du 18 juin 1806 ferma toutes les maisons de jeux, à l’exception de celles de Paris et des stations balnéaires.

Les courses de chevaux constituent un cas très particulier des jeux de hasard, puisqu’il s’y mêle aussi un élément d’appréciation technique qui donne aux parieurs un certain espoir de n’être pas entièrement soumis aux caprices du destin. Dans la région parisienne, il y a sept hippodromes à l’intérieur desquels fonctionne un pari mutuel, prolongé par le pari mutuel urbain. Le prélèvement de l’État sur les sommes engagées est de 13,5 p. 100 à Paris et 14 p. 100 en province. En 1967, le montant des sommes engagées sur les hippodromes de France dépassait 800 millions de francs et celui des sommes engagées au pari mutuel urbain dépassait 5 milliards.

En 1954, le «tiercé» avait été introduit dans le système des paris et avait donné une vigueur nouvelle aux jeux sur les courses de chevaux. En 1964, les Français dépensèrent au total 4 415 millions en pariant aux courses, dont 80 p. 100 au tiercé, c’est-à-dire plus du double de ce qu’ils consacrèrent dans le même temps à l’achat de livres (2 087 millions) et un peu moins seulement que le total dépensé pour l’achat d’automobiles (5 064 millions). La même année, l’État encaissa 540 millions sur l’ensemble des courses.

Le tiercé, à partir de ces années, fut considéré comme un phénomène social important, suscitant l’inquiétude de certains moralistes ou sociologues, d’autant plus que cette passion, qui se développait à un rythme accéléré, sévissait particulièrement dans les couches populaires, c’est-à-dire dans des catégories sociales où l’argent ainsi dépensé risquait le plus d’entraîner des privations, mais où aussi le désir de prendre des risques pour une très hypothétique fortune rapidement acquise se faisait le plus fortement sentir. L’alliance du hasard et du calcul séduisait d’autre part un certain nombre de joueurs qui n’auraient pas pris le même intérêt à des risques purement aléatoires. L’étude des paris et des résultats montre d’ailleurs que les parieurs ne jouent pas, en général, sur trois chevaux pris au hasard, et il est établi que ces parieurs calculateurs gagnent, en moyenne, quatre fois plus souvent que s’ils jouaient sans aucune réflexion. Pour renouveler l’intérêt du public, l’État créa un nouveau jeu: le loto, qui fut autorisé par décret en 1975. Le principe du loto est fondé sur le choix de six numéros de un à quarante-neuf, ce qui donne au joueur l’impression d’avoir plus d’initiative que s’il achète simplement un billet. Le loto a connu très vite un grand succès. Sa clientèle est surtout familiale, jeune et féminine.

En dehors des jeux autorisés, il faut tenir compte de ceux qui ignorent ou violent la loi. Aux États-Unis, en 1960, selon J. Scarne, on comptait 86 millions de joueurs, qui risquaient en moyenne 500 milliards de dollars par an, dont 98 p. 100 étaient engagés dans des jeux que la loi ne reconnaissait pas. Les tripots, les salles de jeu clandestines, dont l’histoire est longue et variée dans tous les pays, contribuent à maintenir l’activité ludique dans une ambiance asociale ou antisociale; d’autant plus qu’à la foule innombrable des joueurs occasionnels ou passionnés se mêle le monde des escrocs, des exploiteurs professionnels, et l’illégalité constitue un domaine d’élection pour les spécialistes du «racket».

Ainsi, les pouvoirs publics ont en général une attitude ambiguë à l’égard de l’exploitation commerciale des jeux, qui échappe en grande partie à leur contrôle: pour maintenir malgré tout un droit de regard et de profit sur les sommes énormes drainées par ces activités, les États se font eux-mêmes entrepreneurs de jeux ou réglementent certains centres d’exploitation ludique tout en combattant officiellement les effets antisociaux de cette passion contagieuse.

Psychosociologie des joueurs

Dans la langue française, le mot «joueur», quand il n’est accompagné d’aucune détermination, s’applique à ceux qui pratiquent les jeux de hasard et d’argent, c’est-à-dire à ce domaine particulier du jeu que la langue anglaise désigne par un terme particulier: gambling. En effet, cette catégorie de joueurs se distingue nettement des adeptes du football, des échecs ou de l’escarpolette, non seulement par l’importance de son action dans le domaine économique et plus généralement dans la vie des nations modernes, mais aussi par les motivations particulières que suppose l’appétit du gain associé, dans des proportions variables, à la recherche d’une émotion spécifique. Il est, en fait, difficile de savoir exactement dans quelle mesure ces personnes jouent pour gagner ou pour le plaisir de jouer. D’autre part, dans ce dernier élément, entrent des composantes diverses, car les joueurs peuvent aimer se soumettre passivement aux lois du hasard ou bien au contraire tenter d’en triompher par des calculs divers ou par la protection des puissances surnaturelles. De ce point de vue, quelques spécialistes ont proposé diverses typologies qui reposent sur des distinctions entre les tricheurs, les amis du hasard, les calculateurs, les chercheurs de «martingales», les superstitieux. D’autres typologies font appel à des motivations plus profondes, comme celles qui animent les désinvoltes, les passionnés, les snobs, les naïfs, les désespérés, les paresseux en quête d’argent.

Une enquête détaillée faite par Nechama Tec en Suède fournit d’utiles renseignements sur les conditions sociologiques des joueurs. D’abord, elle tend à montrer que, dans l’ensemble, les personnes que l’on peut qualifier ainsi ne se comportent pas d’une manière radicalement différente des non-joueurs dans leur rapports avec les amis, dans leur vie professionnelle et familiale, dans leur participation aux affaires publiques et notamment aux élections.

La même enquête montre que, pour la plupart, les joueurs ne pensent pas que le jeu soit une source de profits dans son ensemble, mais espèrent seulement avoir de la chance, de sorte que les paris constituent pour eux un moyen non réaliste d’ascension sociale. C’est pour cette raison que le jeu d’argent séduit particulièrement les catégories sociales qui ne trouvent pas dans leur travail un moyen normal d’obtenir une meilleure situation. Autrement dit, la passion du jeu s’insère dans les failles et les insuffisances de la mobilité sociale normale.

On trouve, par exemple, un nombre assez bas (33 p. 100) de joueurs parmi les personnes ayant un niveau élevé d’instruction et appartenant à la classe supérieure, et au contraire la proportion la plus importante (80 p. 100) parmi celles qui ont un niveau élevé d’instruction mais qui végètent pourtant dans la classe sociale inférieure, c’est-à-dire celles pour lesquelles le canal le plus efficace de la mobilité sociale ascendante, à savoir l’instruction, s’est révélé sans effet. Le recours à cet espoir de promotion financière que constitue le jeu intervient donc principalement comme une compensation à un sentiment d’échec à l’intérieur d’un système de hiérarchies liées en principe au mérite.

D’autre part, presque toutes les études dans la plupart des pays ont révélé que les joueurs sont proportionnellement plus nombreux dans les grands centres urbains que dans les zones rurales.

En définitive, le jeu n’a peut-être pas toutes les conséquences néfastes qu’on lui attribue généralement, mais il introduit des distorsions dans les contrôles sociaux des sociétés compétitives en même temps peut-être qu’il rend supportables certains échecs ou certaines rigidités de l’appareil social.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Поможем сделать НИР

Regardez d'autres dictionnaires:

  • ORDRE ET DÉSORDRE DANS LA SOCIÉTÉ — Dès lors qu’on la tient pour autre chose qu’un rassemblement accidentel d’individus, toute société suppose un ordre puisqu’il n’y a pas de société sans règles. Cet ordre se révéle au premier regard par un agencement de tabous ou de prescriptions… …   Encyclopédie Universelle

  • JEU - Ethnologie du jeu — Dans quelle mesure existe t il une ethnologie et une sociologie du jeu? Quelles sont leurs bases et leurs limites? Biologistes et psychologues présentent de multiples arguments pour justifier l’hypothèse d’un instinct et d’un besoin de jeu qui… …   Encyclopédie Universelle

  • Jeu De Rôle — Pour les articles homonymes, voir Jeu de rôle (homonymie). Cet article fait partie de la série …   Wikipédia en Français

  • Jeu de role — Jeu de rôle Pour les articles homonymes, voir Jeu de rôle (homonymie). Cet article fait partie de la série …   Wikipédia en Français

  • Jeu de rôles — Jeu de rôle Pour les articles homonymes, voir Jeu de rôle (homonymie). Cet article fait partie de la série …   Wikipédia en Français

  • Jeu d'argent — Jeu Pour les articles homonymes, voir Jeu (homonymie). On peut définir le jeu comme une activité de loisirs d ordre physique ou bien psychique, soumise à des règles conventionnelles, à laquelle on s adonne pour se divertir, tirer du plaisir et de …   Wikipédia en Français

  • JEU — QU’IL soit individuel ou collectif, le jeu est une activité qui semble échapper, presque par définition, aux normes de la vie sociale telle qu’on l’entend généralement, puisque jouer c’est précisément se situer en dehors des contraintes qui… …   Encyclopédie Universelle

  • SOCIÉTÉ — Les hommes vivent en société. Or, lorsqu’il s’agit de le définir, cet espace familier, dans lequel s’inscrivent toutes leurs pratiques – individuelles ou collectives –, et toutes leurs représentations, révèle une opacité inattendue. L’analyse… …   Encyclopédie Universelle

  • jeu — (jeu) s. m. 1°   Action de se livrer à un divertissement, à une récréation. 2°   Action de se jouer. 3°   Jeu de mots. 4°   Les Jeux, divinités. 5°   Amusement soumis à des règles, où il s agit de se divertir sans qu il y ait aucun enjeu.… …   Dictionnaire de la Langue Française d'Émile Littré

  • Jeu De Cartes —  Pour l’article homonyme, voir Jeu de cartes (Stravinski).  L expression « jeu de cartes » désigne à la fois : un ensemble complet des cartes nécessaires pour pratiquer un jeu de société : jeu de 32 cartes, jeu de 52 …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”